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Chronique

Bulletin Vos Affaires

Abus de procédures et l’utilisation de l’intelligence artificielle : où se trace la limite ?

2025-11-24
Litige
Chandra Joyram
Chandra Joyram
Abus de procédures et l’utilisation de l’intelligence artificielle : où se trace la limite ?

Une chronique inspirée de la décision récente de la Cour supérieure :
Specter Aviation Limited c. Laprade, 2025 QCCS 35211

L’intelligence artificielle occupe une place croissante dans la pratique du droit, facilitant la recherche et la rédaction juridique. Toutefois, son utilisation soulève de nouvelles questions au niveau du respect de la procédure dans les tribunaux. C’est ce qu’illustre la décision Specter Aviation Limited c. Laprade, où le juge a qualifié l’affaire de « scénario de film à succès » tant les faits semblaient hors du commun. Au-delà des faits intéressants de cette affaire, ce jugement marque un tournant au Québec : il qualifie la présentation des références fictives par le défendeur comme un usage inapproprié de l’intelligence artificielle dans les procédures.

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Afin de discuter de l’abus procédural dans cette décision, il importe de résumer les principes de la procédure civile au Québec. En effet, celle-ci repose sur des principes directeurs, tels que la contradiction, la proportionnalité, et la coopération2. Les personnes physiques qui agissent pour elles-mêmes devant les tribunaux doivent, tout comme les avocats, le faire dans le respect des règles procédurales et des règlements de la Cour3.

Lorsqu’un acte de procédure est utilisé de manière déraisonnable ou contraire à ces principes, il est possible de demander au tribunal de se prononcer sur le caractère abusif de la procédure et ordonner, le cas échéant, le paiement de dommages-intérêts compensatoires4 ou, si les circonstances le justifient, des dommages-intérêts punitifs. D’ailleurs, une demande pour abus de procédure peut elle-même être déclarée abusive par les tribunaux5.

Il est aussi possible pour le tribunal d’imposer des sanctions pécuniaires en vertu de l’article 342 C.p.c. afin de réprimer les manquements importants dans le déroulement de l’instance. Cet article confère au Tribunal une large discrétion, tant pour apprécier l’existence de manquements sérieux que pour fixer les sanctions appropriées selon les circonstances6. Ces sanctions peuvent prendre la forme d’une compensation équivalente aux honoraires professionnels de l’avocat de la partie lésée ou, lorsque cette dernière agit sans avocat, d’une indemnité pour le temps et le travail consacrés au dossier.

Portée et finalité des dommages punitifs en matière d’abus de procédure

L’octroi de dommages-intérêts punitifs7 demeure exceptionnel, mais il constitue un outil essentiel pour préserver la crédibilité du système judiciaire. Les objectifs d’une telle sanction sont la prévention, la dissuasion et la dénonciation des actes qui sont répréhensibles dans l’opinion de la justice8. Le tribunal doit donc évaluer la gravité de la faute procédurale, l’intention de la partie fautive et des conséquences sur la partie adverse et sur l’appareil judiciaire.

Quant au comportement procédural, l’intention malicieuse n’est pas un préalable absolu : il suffit que la conduite soit manifestement déraisonnable, voire téméraire. Par exemple, le dépôt d’une requête dilatoire, la multiplication de procédures inutiles ou la présentation d’allégations obscures ou incompréhensibles peuvent, à eux seuls, justifier une condamnation pécuniaire9.

Le seuil de l’abus de procédure varie donc selon les circonstances. Or, avec l’émergence de l’intelligence artificielle, on se pose la question suivante : où se trace la ligne entre l’usage responsable et l’emploi abusif de l’intelligence artificielle dans le cadre judiciaire ?

Dans Specter Aviation Limited c. Laprade, la Cour supérieure devient la première instance judiciaire au Québec à tracer cette ligne pour dénoncer la désinvolture procédurale de la partie fautive.  

Quand la fiction devient jurisprudence

L’affaire Laprade illustre bien les défis posés par l’intelligence artificielle générative dans le système judiciaire. L’accessibilité croissante d’un tel outil incite plusieurs parties non représentées, et parfois même des juristes, à y recourir pour rédiger ou étoffer leurs arguments. C’est donc un phénomène qui risque de se multiplier. Or, l’utilisation de l’IA ne devrait pas exempter une partie de son devoir de prudence, en particulier dans un contexte où les risques associés à son usage sont bien documentés. C’est pourquoi les tribunaux s’attendent à une validation sérieuse des sources citées, qu’il s’agisse de jurisprudence, de doctrine ou d’extraits de loi.

Dans cette décision, une partie non représentée par avocat avait déposé des procédures truffées de références jurisprudentielles fictives, générées à l’aide d’un outil d’intelligence artificielle. La Cour supérieure a rappelé que l’intégrité du processus judiciaire nécessite une vérification humaine attentive de toute citation juridique.

Se fondant sur l’avis officiel du 24 octobre 2023 concernant l’usage des grands modèles de langage10, la Cour a condamné la partie fautive au paiement d’un montant de 5000 $ en se basant sur l’article 342 du C.p.c. Elle a dénoncé ce manquement grave au déroulement de l’instance en l’assimilant à une tentative d’induire en erreur la partie adverse et le Tribunal.

Le juge a souligné que « les outils d’intelligence artificielle peuvent faciliter l’accès à la justice, mais ils ne sauraient justifier la fabrication ou l’invention de précédents ».

Ce message est limpide : l’utilisation de l’IA doit se faire dans le respect des règles procédurales. Cette mise en garde fait écho à des décisions récentes rendues ailleurs au Canada, où les tribunaux ont également sanctionné l’usage négligent ou trompeur d’outils génératifs11.

Vers une responsabilité accrue de l’usage des outils d’intelligence artificielle

L’essor de l’intelligence artificielle bouleverse déjà la pratique du droit. La Cour ne condamne pas l’innovation, mais bien l’usage imprudent de cet outil. À mesure que les outils se perfectionnent, les acteurs du droit, soit les juges, les avocats et même les parties non représentées, devront adopter une culture de vigilance et non pas s’en remettre aveuglément aux résultats d’un algorithme.

À terme, une utilisation non critique de l’IA pourrait franchir le seuil de l’abus de procédure et être sanctionnée par des dommages punitifs, notamment lorsqu’elle révèle une intention de tromper ou un mépris flagrant du devoir de vérification. La rigueur procédurale demeure, plus que jamais, la pierre angulaire d’une justice crédible et équitable.

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  1. Specter Aviation Limited c. Laprade, 2025 QCCS 3521; date de la décision : 1er octobre 2025 ; Décision pas portée en appel en date du 24 novembre 2025
  2. Art. 17, 18 et 20 C.p.c.
  3. Art. 23 C.p.c.
  4. Notamment pour compenser les honoraires et débours qu’une partie a engagés dans le cadre de l’instance.
  5. Art. 54 C.p.c.
  6. Par exemple, dans Droit de la famille — 251469, 2025 QCCS 3543, le Tribunal sanctionne les manquements répétés du demandeur, qui ont alourdi inutilement les frais de la défenderesse. Une compensation de 10 000 $ est jugée raisonnable pour couvrir une partie des honoraires professionnels engagés par la défenderesse dans cette affaire. Un autre exemple est Media Reps c. Simpletél inc., 2025 QCCS 888, une décision où le Tribunal estime que la demanderesse a commis un manquement important en refusant de communiquer les documents requis, ce qui a nui à la préparation d’une expertise et au déroulement équitable de l’instance. Ce comportement a été sanctionné sous forme de frais de justice de 15 000 $.
  7. Art. 1621 du Code civil du Québec.
  8. Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73
  9. Charland c. Lessard, 2016 QCCA 452
  10. Avis à la communauté juridique et au public de la Cour supérieure du Québec, daté du 24 octobre 2023 (https://coursuperieureduquebec.ca/fileadmin/cour-superieure/Communiques_et_Directives/Montreal/Avis_a_la_communaute_juridique-Utilisation_intelligence_artificielle_FR.pdf).
  11. Zhang v. Chen, 2024 BCSC 285. Voir aussi : Hussein v. Canada (Immigration, Refugees and Citizenship), 2025 FC 1138

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